Rajaa Mekouar-Schneider
President
LPEA
LPEA shares its view from the top on what PE is and what is ahead with Paperjam in this special Fonds d’Investissement report (French)
BIO EXPRESS
Au Luxembourg depuis décembre 2015, Rajaa Mekouar-Schneider est la présidente de la Luxembourg Private Equity & Venture Capital Association (LPEA) et la head of private equity du family office d’un groupe d’entrepreneurs luxembourgeois chevronnés. À 16 ans, elle quitte le Maroc pour passer son bac à Paris (1991) puis poursuit ses études à HEC. En 1997, elle se rend en Allemagne pour Procter & Gamble. Après un retour en France pour un MBA à l’Insead (2000), elle part pour un bail de 15 ans à Londres dans le secteur du private equity en tant qu’investisseur dans des fonds de LBO mid cap puis auprès de family offices à travers sa propre holding, Maera Capital.
Pour démarrer avec les bases, quelle définition peut-on donner du private equity?
Rajaa Mekouar: De manière générique, ce sont des investissements dans des instruments non cotés. Traditionnellement, le private equity investit dans des sociétés non cotées, mais dans notre définition, nous incluons aussi la dette non cotée, le venture capital ou encore les investissements en infrastructure. Aujourd’hui, on observe de plus en plus d’investissements des géants du private equity dans des sociétés cotées en bourse. On appelle ça les PIPE (private investments in public enterprises). Pour illustrer cette tendance, on peut mentionner le dernier fonds levé par la firme leader Blackstone, qui dépasse les 20 milliards de dollars. Pour déployer cet argent sur cinq ans, la durée légale dont dispose un fonds pour investir les engagements financiers confiés par les bailleurs de fonds, il faut au moins pouvoir déployer 2 à 3 milliards à la fois (10-15 % par investissement). Or, il n’y a pas beaucoup de sociétés non cotées qui peuvent absorber de tels investissements. On voit donc de plus en plus que les deux mondes convergent, mais typiquement, le private equity reste de l’investissement non coté. On voit aussi émerger des structures dites à « capital permanent » où le gestionnaire de fonds est moins contraint par la durée légale d’investissement pour déployer et revendre ses positions. Tout ceci témoigne du succès grandissant du private equity, désormais un pilier de l’économie mondiale.
Comment cette classe d’actifs s’est-elle développée ?
Rajaa Mekouar-Schneider: Le private equity existe depuis l’époque des grandes familles industrielles américaines comme les Morgan de JP Morgan ou les Rockefeller. Ces grandes fortunes soutenaient des sociétés naissantes ou plus fragiles, qui n’avaient pas les moyens d’aller chercher des financements auprès des banques, à l’époque où ces dernières étaient, plus encore qu’aujourd’hui, réservées aux plus grands. Historiquement, cela a donc commencé il y a plus de 100 ans et ça s’est formalisé avec les fonds tels qu’ils sont structurés aujourd’hui et depuis les années 1980, d’abord aux États-Unis. Les premiers investisseurs dans le private equity ont été les fonds de LBO (leveraged buy-outs) qui visaient à racheter des entreprises avec un effet de levier pour maximiser le rendement et réduire les revenus imposables (les paiements d’intérêts étant déductibles). C’est une pratique en vogue dans les années 1980-90 et qui est toujours largement présente, mais elle a parfois donné une mauvaise image de l’industrie. On a perçu les fonds de LBO comme des investisseurs qui étaient là pour sabrer dans les coûts, réduire les effectifs et maximiser la plus-value pour eux, aux dépens des employés. Mais c’est faux, car les LBO ne se limitent pas à de l’ingénierie financière. Si c’était le cas, l’industrie du private equity n’existerait plus… De nos jours, le private equity investit aussi dans l’innovation via les grands fonds de venture capital et sont créateurs de valeur pour toutes les parties prenantes, notamment le management de la société cible, les bailleurs de fonds et bien sûr les actionnaires de cette dernière. Avec la crise de 2008, on a vu s’accélérer la spécialisation des acteurs du private equity par secteur, pays, taille d’investissement. Le secteur a donc bien évolué et aujourd’hui on voit, en prenant des indices comparables, qu’il performe mieux que la bourse sur de longues périodes de 5, 10 ou 15 ans, car la notion-clé à retenir du private equity est qu’il s’inscrit dans le long terme, qui permet de prendre le temps qu’il faut pour créer de la valeur dans la durée.
C’est donc un secteur en plein développement après s’être adapté…
Rajaa Mekouar-Schneider: Oui, nous sommes dans un cycle haussier depuis 3-4 ans. Et ce que j’aime particulièrement dans cette industrie, c’est qu’elle n’est pas complaisante et qu’elle sait toujours se remettre en cause. Même si on a affaire à de très gros fonds, les équipes sont relativement petites et adaptables.
Qui sont les grands bailleurs de fonds du private equity ?
Rajaa Mekouar-Schneider: Ce sont les gros fonds de pension et les compagnies d’assurances, et de plus en plus les fonds souverains, les fondations et les family offices. Ils disposent de liquidités phénoménales et n’ont pas d’autre choix, avec la situation actuelle des taux d’intérêt, que d’investir par ce moyen, mais la raison principale pour eux de déployer leurs capitaux en private equity est que la performance suit… Par ailleurs, pour certains fonds de pension, il s’agit d’investir de l’argent public, c’est-à dire de l’épargnant lambda. En ce sens, les bailleurs de fonds publics doivent se montrer les plus transparents possible. L’industrie du private equity devient donc plus ouverte et se révèle plus qu’avant, à mesure que sa taille s’élargit. Mais depuis peu, on voit que d’autres acteurs comme les banquiers privés, les grandes familles, les personnes fortunées et les gestionnaires de fonds plus traditionnels s’y intéressent de plus en plus. Toujours pour les mêmes raisons de surperformance.
Quels sont les avantages du private equity par rapport à d’autres types d’investissements?
Rajaa Mekouar-Schneider: Premièrement, c’est moins volatil que la bourse. On ne mesure pas la performance tous les jours puisque lorsqu’une société est reprise par un fonds de private equity, elle est transformée sur un horizon de 3 à 5 ans. Ensuite, les gestionnaires se concentrent sur un nombre de participations assez restreint par fonds / équipe. Ils sont très activement impliqués, avec une présence au conseil d’administration et une forme de partenariat formel et humain avec le management. Ils sont donc plus à même de pouvoir créer de la valeur à long terme. Enfin, les intérêts sont alignés. Le gestionnaire du fonds investit lui aussi son argent dans ce fonds et lorsqu’il perçoit sa plus-value, il la sort sur l’ensemble du fonds et pas seulement sur un investissement en particulier, dans la plupart des cas. C’est une obligation légale formalisée dans les documents qui lient le gestionnaire à son bailleur de fonds.
Le fait d’être présent au conseil d’administration implique que le gestionnaire investisse dans des sociétés qu’il connaît bien?
Rajaa Mekouar-Schneider: Oui, c’est d’ailleurs pour cela que je parlais de spécialisation. Aujourd’hui, les grands fonds sont souvent spécialisés par secteur avec des équipes dédiées. De plus, il existe tellement de liquidités que les sociétés peuvent choisir les investisseurs. Elles iront donc naturellement vers un fonds spécialisé qui pourra lui apporter sa connaissance pour créer de la valeur. Le private equity est devenu un métier technique, apporter de l’argent ne suffit plus.
Et donc il existe une forte concurrence entre les fonds pour trouver les bonnes sociétés?
Rajaa Mekouar-Schneider: Le marché est très polarisé. Les géants comme Blackstone, Carlyle, TPG ou KKR se font souvent concurrence, mais ils réalisent parfois aussi des opérations ensemble, préférant partager le risque entre eux. Au niveau des PME, une grande concurrence existe aussi. Rien qu’en France, on voit plus de 200 fonds actifs aujourd’hui, ce qui donne parfois lieu à des surenchères sur les prix. Mais chacun a son approche. Certains prennent seulement des positions de minoritaire, d’autres sont spécialisés dans tel ou tel secteur. Personnellement, je crois beaucoup à la spécialisation. Je pense qu’aujourd’hui, l’idée d’expertise technique est acquise.
Le private equity reste réservé à de grands investisseurs aux moyens importants. Y aurait-il un intérêt à le démocratiser?
Rajaa Mekouar-Schneider: C’est en train de changer. Le débat est ouvert autour de cette question. Aujourd’hui, il faut être un investisseur qualifié et professionnel, mais l’apport des banques privées et de certains véhicules spécialisés permet déjà d’investir à partir de 100.000 euros. Et il y a une chose dont on parle rarement, c’est le fait que des géants du secteur comme Blackstone et KKR sont, eux, cotés en bourse. La question est donc de savoir si acheter des actions de ces sociétés revient à investir en private equity. Moi, j’estime que non, parce qu’il faut tenir compte de la volatilité des marchés. Mais aux États-Unis, ils ouvrent en tout cas les vannes pour recueillir l’épargne de l’investisseur lambda. Et on voit aussi que des fintech récemment créées apportent aujourd’hui une solution afin de permettre à des investisseurs plus modestes, qui injectent 100.000 euros ou plus, d’accéder aux fonds phares de private equity, alors qu’en principe, ils n’acceptent aucun ticket d’investissement en dessous de 10 ou 20 millions. On observe donc une forme de démocratisation de l’industrie, mais je ne sais pas s’il est bon de la recommander. Il faut quand même comprendre la mécanique, mais c’est un sujet sur lequel la LPEA va se pencher prochainement et, de toute façon, la réglementation est claire sur le fait que l’accès à cette classe d’actifs est réservé aux investisseurs dits « qualifiés ».
Donc cette barrière à l’entrée est simplement réglementaire?
Rajaa Mekouar-schneider: Oui. On ne peut pas proposer n’importe quel produit à n’importe quel épargnant. Ce sont des investissements plus risqués dans la mesure où ils ne bénéficient pas de la liquidité d’une action. Vous ne pouvez pas céder votre investissement en private equity du jour au lendemain comme une action. L’idée est donc d’éviter que des investisseurs peu avertis se retrouvent coincés pendant des années dans quelque chose qu’ils ne maîtrisent pas. C’est l’engagement du private equity : investir sur le long terme pour une performance accrue.
Les banquiers privés envisagent de plus en plus d’investir en private equity pour leurs clients. C’est une nouvelle tendance?
Rajaa Mekouar-Schneider: Oui, effectivement. C’est encore très embryonnaire au Luxembourg, mais ça l’est beaucoup moins à Zurich, Genève, Londres et Paris. Les clients en demandent, surtout les nouvelles générations qui apprécient les nouvelles technologies et sont entrepreneuriales, voire plus «agressives» dans leur approche de la gestion de leur capital. La seconde raison, c’est que les performances boursières ont été décevantes et la volatilité tue la confiance. Les ETF qui permettent d’investir passivement pour pas grand-chose payent mieux, ce qui pénalise la gestion active de portefeuille. Les banquiers privés se demandent comment faire pour booster la performance des portefeuilles de leurs clients. Il reste évidemment une barrière par le fait du ticket minimum, mais qui est en train de sauter grâce aux efforts de certaines banques qui développent des véhicules spécifiques
pour abaisser ce ticket d’entrée et les fintech mentionnées ci-dessus. À Luxembourg, j’ai déjà vu une banque privée qui proposait d’investir à partir de 15.000 euros, ce qui est très peu, à travers des véhicules d’investissement adaptés au profil du client. Le private equity a augmenté en volume au Luxembourg ces dernières années.
Quelles sont les raisons de cette percée sur la Place?
Rajaa Mekouar-Schneider: Nous essayons d’obtenir des statistiques de plus en plus précises, mais ce qu’on voit en tout cas, c’est une forte augmentation des emplois. C’est un marché en pleine croissance. À l’image de ce qui se passe au niveau mondial, mais avec l’avantage au Luxembourg d’avoir
bénéficié d’un effet Brexit, même si on ne s’en réjouit pas. De plus en plus de sociétés de private equity établissent leur domicile européen, voire international, au Luxembourg parce que le pays est au sein de l’Union européenne et est réputé stable. Mais on observe aussi que les réglementations au niveau de
l’OCDE sont de plus en plus contraignantes. Et les grands fonds, qui auparavant ne voyaient aucun problème à s’installer dans des zones off-shore comme les îles Caïmans, n’y vont plus aujourd’hui. Le Luxembourg est sans doute plus exigeant mais plus fiable. C’est donc un gage de transparence et de professionnalisme.
En chiffres, comment se marque cette évolution sur la Place luxembourgeoise?
Rajaa Mekouar-Schneider: Nous employons environ 6.000 personnes en direct et nous estimons le total des encours à 500 milliards d’euros, soit 10 % environ du total mondial. Luxembourg est le deuxième centre de fonds de private equity en Europe après Londres. 95 % des plus gros fonds au monde sont présents au Luxembourg, et 90 % des plus grands fonds européens y sont domiciliés.
Pour revenir à l’emploi, au niveau de la LPEA, nous estimons à 900 les offres actuellement ouvertes. Donc si quelqu’un s’intéresse au métier, il peut trouver facilement un emploi dans l’industrie. Jusqu’à récemment, il s’agissait surtout de jobs dans le back-office, mais désormais, il en existe aussi dans la compliance et de plus en plus dans les métiers liés à l’investissement. Luxembourg attire donc de plus en plus de talents sophistiqués, mais on ne les trouve pas sur place. La LPEA dit souvent que le Luxembourg est de plus en plus un hub européen dans le private equity.
Comment cela se marque-t-il?
Rajaa Mekouar-Schneider: Gérer un fonds de private equity coûte de plus en plus d’argent à cause des exigences réglementaires et des exigences opérationnelles croissantes, ce qui amène les fonds à rassembler leurs centres en un seul lieu. L’un des avantages au Grand-Duché, c’est que tous les conseillers sont sur place, c’est donc plus efficace, sans oublier l’aspect vraiment international qui permet d’être multilingue plus qu’ailleurs et la position géographique centrale dans l’Union européenne. Nous notons aussi l’émergence du Luxembourg comme hub pour les family offices, ces structures qui gèrent les avoirs de grandes familles fortunées. Elles choisissent de plus en plus le Grand-Duché comme hub pour sa stabilité, et sachant que leur allocation en private equity dépasse les 20 % du total des avoirs, ce qui contribue aussi à la croissance du secteur ici.
La finance durable était un des grands thèmes de votre conférence annuelle. C’est devenu un objectif phare?
Rajaa Mekouar-Schneider: Certainement, et le mouvement vient de la pression des grands bailleurs de fonds. Ce sont les premiers à avoir exigé cette « sustainability», mais c’est en train de se généraliser dans toute notre industrie. La moitié des fonds de private equity ont déjà un rapport plus ou moins proche avec les critères ESG (environnement – social – gouvernance), qu’ils disposent d’une équipe dédiée ou qu’ils aient mis en place des critères. Il existe encore un problème de génération qui fait que ce n’est pas encore généralisé, mais je ne vois pas la machine s’arrêter. Certains fonds qui se sont spécialisés dans la finance d’impact, par exemple, connaissent de véritables success- stories. Si je devais faire un pronostic, je dirais que, dans un délai de 5 à 10 ans, la finance soutenable représentera la grande majorité des investissements.
Quels sont les prochains défis du secteur?
Rajaa Mekouar-Schneider: Un retournement de conjoncture avec une augmentationn des taux d’intérêt serait un moment de vérité. Mais on en parle depuis longtemps et l’industrie y est plus ou moins préparée. Les entreprises ont serré les boulons et sont très rentables. Elles disposent donc de coussins de sécurité, les fonds aussi, qui ont levé des montants de cash substantiels ces 2-3 dernières années, mais cela pourrait affecter les performances négativement. L’impact de la technologie nous pose aussi question.
Des métiers vont-ils devenir redondants ? Des sociétés vont-elles disparaître faute d’avoir su rester à la pointe ou bien, au contraire, va-t-on voir naître une nouvelle source de croissance ?
Rajaa Mekouar-Schneider: Au niveau des normes ESG, tout le monde n’est pas à la page, certains n’estiment pas cela nécessaire, et il manque un standard universel pour que chacun puisse se situer. Enfin, j’estime que l’industrie manque de diversité. À peine 6 % des décideurs en private equity au niveau mondial sont des femmes. C’est catastrophique. C’est pire que dans n’importe quel autre secteur. Or, la diversité permet d’améliorer encore la performance, c’est prouvé statistiquement.
D’où l’initiative PE4W (Private Equity 4 Women) que vous venez de lancer au sein de la LPEA?
Rajaa Mekouar-Schneider: Si on veut que cette industrie prospère, il va falloir la diversifier un peu. C’est un vrai défi. Ce problème est général dans la finance, mais c’est en private equity que la situation est la pire. J’étais choquée des chiffres.
À quoi est-ce dû?
Rajaa Mekouar-Schneider: C’est sans doute lié à l’image, à l’impression d’un métier dur, masculin, sans flexibilité. Or, il faut tenir compte des impératifs de la vie de famille. Les employeurs ne sont pas toujours très flexibles, mais ils vont devoir le devenir, pour les hommes et les femmes. Ce sont des combats, et ce qui m’intéresse, c’est que des femmes qui ont 25-30 ans aujourd’hui ne se découragent pas. Je n’imagine pas que, dans 10 ans, on puisse encore n’avoir que 5 % de femmes au top. Et je vois de plus en plus que les hommes se rallient à cette cause.
Quelles seront les premières actions de cette nouvelle association ?
Rajaa Mekouar-Schneider: D’abord parler des success-stories de femmes, et de celles permises par les hommes. Tout ne se passe pas mal pour les femmes. Je crois beaucoup à la communication de ce qui va bien et de ce qui existe. Ça doit aussi être une plate-forme d’échanges entre femmes et hommes. Elles ont moins tendance à pratiquer le réseautage à la manière des hommes. Ensuite, on peut imaginer des ateliers de travail, des événements dédiés en invitant des coaches qui pourraient devenir une source d’inspiration. On peut aussi travailler avec l’université en amont pour attirer plus de femmes au départ, avant de tout faire pour qu’elles restent car le problème est plus aigu dans les rangs seniors.
Par: J.-M. L. Vous trouverez l’article ici.